La grue et le prisme symbolique

En ce jeudi ornithologie mensuel, je vous invite aujourd’hui à découvrir le fabuleux monde la grue. Un des oiseaux les plus populaires en Asie. Mais nous sommes aussi, ici en Europe, parfois face à son fabuleux vol. Celle que nous voyons, ici, c’est la grue cendrée grus grus.

Comme l’affirme Guilhem Desaffre : au vu de sa taille, elle était naturellement vouée à alimenter mythes et légendes.

Mais avant de partir en Asie, je vous propose de faire un rapide tour d’horizon de ce qu’elle a à nous dire sur nos terres. Comme d’habitude, avec un rapide stop étymologique, qui va éclairer nos lanternes.

La grue appartient à la famille des Gruidés. Grue vient du grec geranos et du latin grus. L’origine est une base ger, qui correspond à l’onomatopée du cri de l’oiseau.

En latin, grue désigne aussi un croc métallique emmanché sur une longue pièce de bois servant à accrocher les vaisseaux ennemis. Ici, c’est une allusion au long bec et au long cou de l’oiseau.

Et en grec, geranos désigne aussi un engin de levage : l’analogie ne concerne pas la force mais le bruit. Michel Desfayes n’hésite pas à rattacher cela à une racine indo-européenne kr-n-gr-n connotant selon lui, un bruit désagréable.

Les Grecs ont d’ailleurs beaucoup à nous dire sur cet oiseau : allons voir ça !

Une danse aussi habile que rusée : le geranos

Pour les grecs anciens, géranos c’était aussi une danse inventée par Thésée le héros athénien, qui imitait le vol des grues. C’est grâce à cette parade nuptiale chorégraphiée empruntée à la grue, que le héros trouve la sortie et sort victorieux du Minotaure. Selon Marcel Détienne, l’auteur d’un article sur cet épisode, cette danse qu’il effectue symbolise le labyrinthe lui-même.

Elle permet à Thésée d’enfoncer son épée dans le monstre tandis qu’Ariane tient la pelote de son fameux fil. Depuis, cette danse est devenue quasi-rituelle. Lorsqu’elle est pratiquée, elle traduit l’hommage à cet épisode et retrace dans ses figures le péril encouru.

L’imitation du vol de la grue a également servi au dieu Hermès dans la création des lettres de l’alphabet grec selon un autre mythe. Les lettres se retrouvent donc, comme la forme des vols de grue, fort anguleuses.

Le dieu disposait de cinq voyelles créées par les trois Parques et onze consonnes attribuées à Palamède. A partir de ces éléments Hermès mit au point une écriture cunéiforme après avoir, dit la légénde, observé les chevrons que forment dans le ciel les vols migratoires des grues. Par la suite, les prêtres d'Apollon ajoutèrent d'autres consonnes et d'autres voyelles telles que le " o " long et le " e " bref, de sorte que chacune des sept cordes de la lyre d'Hermès est dotée d'une voyelle propre.

Je vous partage d’ailleurs une vidéo très pertinente sur la création de l’alphabet grec ci-dessous.

Car oui, la grue était également un attribut d’Apollon ! Chez Ovide, c’est Pygas roi des Pygmés qui est changé en grue par Junon.

Mais pas seulement : c’était aussi un symbole de longévité et l’oiseau de Déméter, la déesse des moissons. Dont le nom signifie mère du grain. Il est vrai que les grues ont une prédilection pour les cultures de céréales. 

Grues contre Pygmées ?

L’Antiquité a longtemps cru à un mythe rapporté par Homère et Pline, selon lequel Pygmées et Grues se livraient à une guerre sans merci. 

Aristote écrit que les grues quittent la Scythie ( les contrées inconnues du nord ) pour gagner le Haut Nil où vivent des nains habitant dans des cavernes qui les attaquent. 

Pline affirme que ces nains doivent, chaque année, mener une expédition militaire contre les grues qui menacent leur pays : au printemps montés sur le dos de béliers ou de chèvres armés de petites lances, ils se rendent au bord de la mer et attaquent les bataillons de grues tuant les poussins et dévorant les oeufs

Parce que, selon les sources, s’ils ne menaient pas cette guerre, les bandes de grues pourraient détruire totalement les ressources de leurs pays. Ces nains vivent dans des cabanes faites de boue mêlée de plumes et de coquilles d’oeufs ( de grue ? ). 

Buffon dit même que les grues s’entrainent au combat entre elles. Il fait référence à un fait mentionné par Aristote : les grues se battent entre elles avec tant de véhémence que les deux adversaires se laissent prendre. Sans doute en référence à cette parade nuptiale si spéciale qui peut sembler un combat pour celui qui ne connait pas.

Pline lui même affirme que, parcourant des villes désertes ou ruinées, comme celle de Gérania, la raison en est que le peuple a été chassé par des grues.

C’est donc d’une particularité éthologique que découle l’histoire. Encore une fois la preuve que science, observation et symboles dialoguent main dans la main.

Une force de groupe donc?

En effet, pour les auteurs médiévaux, la grue cendrée possède une organisation sociale exemplaire : quand une bande de grue vole, elle est guidée par un chef auquel chacun obéit. Quand le groupe se repose, toutes dorment sauf le chef qui tient une pierre dans sa patte repliée pour ne pas succomber au sommeil. 

Ainsi, en encore une fois, ce trait de comportement a donné lieu à une métaphore qui compare le groupe de grue et son leader à des moines et leur abbé à qui ils doivent obéissance. Abbé, qui doit bien entendu, comme la grue qui ne doit pas succomber au sommeil, être très vigilant, discipliné, prudent et exemplaire.

Phronésis, quésako ?

Marcel Détienne, auteur d’un article sur la grue, insiste sur cette force de groupe mais également sur l’épisode du caillou, qu’il n’est pas anodin ! Il nous dit à cet égard que la grue est un exemple d’animal “doué de raison et pourvu d’une intelligence dite phronésis”. Un concept philosophique grec que l’on peut traduire par sagacité ou prudence.

C’est Aristote qui nous raconte précisément comment ces oiseaux procèdent lorsqu’ils font halte dans leur migration.

“Les grues postent des sentinelles  qui tiennent un caillou dans la patte, si la sentinelle s’endort, le caillou tombe et traduit la négligence. Les autres dorment la tête cachée sous l’aile et tenant tantôt sur un pied tantôt sur l’autre. Le chef, le cou tendu, prévoit et avertit. “

Un fait que reprend Buffon des siècles plus tard et qui le confirme en constatant que les grues assemblées en dortoirs se montrent “d’une grande prudence”.

Par exemple, elles mettent volontiers la patte hors de l’eau pour décourager les prédateurs terrestres !


Après ce rapide tour d’horizon diachronique nous avons pu voir que la grue se trouve dotée d’un comportement bien marqué. Qu’il s’agisse de sa façon de se comporter en groupe, de sa voix ou encore de sa parade nuptiale. C’est pour ces raisons qu’elle se charge d’une symbolique forte.

Mais comme vous le savez, le symbole est l’alliance de plusieurs facettes, et pour l’instant, nous ne sommes pas partis en Asie, là ou la grue est une véritable reine.

Partons à l’autre bout du monde, allons la suivre dans ses trajets et voyons ce qu’elle a à nous dire.

Sur ce dernier point, il faut rappeler qu’il ne s’agit pas du coup de notre grue cendrée mais de la grue de Sibérie, dont il ne reste que quelques milliers d’individus.

Le rouge de la tête de ces oiseaux indiquerait leur puissance vitale et la concentration du yang. C’est à dire la lumière solaire, la force, l’action.

Commençons par la Chine : la grue est en Chine l’image de la longévité et représente même un symbole taoïste de l’immortalité.

Les auteurs du Dictionnaire des symboles nous apprennent en effet que la grue est la monture traditionnelle des Immortels -des êtres surnaturels de la cosmologie taoïste- et que ses oeufs entrent dans la confection de remèdes censés conférer l’immortalité.

Outre la longévité, la grue est un symbole de fidélité conjuguale : les couples étant censés rester unis pour la vie, et de pureté, eu égard à sa blancheur.

Au Japon, où elle est également symbole de longévité, on offre volontiers aux personnes âgées des représentations de grues, peintes ou gravées en guise de souhait de longue vie. 

En effet, en Extrême Orient, la grue était censée vivre 1000 ans et parvenait à cet exploit grâce à une technique respiratoire particulière que l’on devait imiter pour obtenir un résultat similaire.

En raison de ses migrations, la grue, est avec la fleur de prunier, emblématique du retour du printemps. Selon les contrées elle peut aussi être associée au retour de l’automne.

Et dans le bouddhisme ?

Au Bhoutan, où les grues à cou noir qui se sont reproduites au Tibet viennent passer l’hiver, les grues sont considérées comme sacrées, apportant paix et bonheur.

Selon les moines du monastère local, la grue n’est pas un oiseau, c’est un Bouddha. Lors d’une grande fête et après un long entrainement, les écoliers, déguisés en grues exécutent la danse des grands oiseaux pour les célébrer, eux, qui symbolisent sagesse et vigilance

Ça vous rappelle quelque chose ? Quand je vous dit que le symbole n’est qu'un prisme de plusieurs facettes…

Terminons cet article par une légende japonaise…

Un paysan sauve la vie d’une grue, qui bien sûr se transforme en jolie jeune fille et devient la femme de son sauveur. Un beau jour, elle demande à son mari de lui installer une pièce ou tisser et lui enjoint de n’y jamais pénétrer. L’épouse réalise de superbes tissus ornés de grues et fait la richesse de son mari. Ce dernier, inquiet de la santé déclinante de sa femme, enfreint l’interdiction et surprend une grue tissant à l’aide de plumes prélevées sur elle-même. L’oiseau découvert s’envole alors au ciel. 

Je vous laisserai alors faire quelques recherches du côté du roi Pygas dont j’ai parlé plus haut, mais quelque chose me dit que cette histoire de métier à tisser japonais existe aussi dans la mythologie grecque ! Une boucle bouclée donc.

Maintenant, vous regarderez un peu différemment les vols de grue qui s’offriront à vous, à très vite !

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